En Grèce, l’île d’Eubée possède aujourd’hui l’une des dernières châtaigneraies pluri-centenaires du pays. Intégrée dans le réseau Natura 2000, la forêt de Kastanologos, sur le mont Ochi, se trouve pourtant dans un état critique. Avec des châtaigniers dont l’âge est estimé entre 200 et 450 ans, la forêt vieillit sans se renouveler en raison de l’impact du changement climatique et du surpâturage du bétail qui consomme les jeunes pousses. Un projet de recherche scientifique et de régénération naturelle de la châtaigneraie de Kastanologos a ainsi été mis en place par Reforest’Action en 2022, en partenariat avec l’Institut de recherche forestière de Thessalonique. Le projet, qui vise à accompagner la régénération de 37 500 arbres sur 25 hectares d’ici 2027, permettra également de faire avancer la recherche pour restaurer et conserver d’autres châtaigneraies européennes tout en accompagnant le développement durable de l'élevage traditionnel.
Châtaigneraies d’Europe : des forêts en voie de disparition
Le châtaignier en Méditerranée
Originaire de Méditerranée, le châtaignier (Castanea sativa) a d’abord été très prisé des propriétaires forestiers, avant d’être délaissé à partir des années 1970. Le système de gestion des forêts composées de châtaigniers était principalement fondé, au XXème siècle, sur des rotations courtes de 12 à 30 ans. Le bois récolté servait notamment à la fabrication de poteaux utilisés dans l’agriculture ou pour les lignes électriques, ainsi qu’au chauffage. Mais les produits traditionnels en bois de châtaignier ont souffert de la concurrence des matériaux synthétiques à partir des années 1970. En conséquence, de nombreuses forêts de châtaigniers ont été délaissées par leurs propriétaires ou par les communes, faute de débouchés économiques.
Aujourd’hui, au sein de l’Europe méditerranéenne, les châtaigneraies subsistent souvent à l’état d’abandon. Envahies par la végétation et confrontées au changement climatique, elles peinent à se régénérer. Le châtaignier reste pourtant précieux pour la production de châtaignes et de farine, ainsi que de miel. Quant à son bois, il est apprécié pour ses propriétés techniques et esthétiques dans les secteurs de l’artisanat, de l’ébénisterie et de la décoration d’intérieur. Les châtaigneraies sont également de précieux réservoirs pour la faune et la flore et présentent, lorsqu’elles sont entretenues, un niveau de biodiversité supérieur à celui de forêts fermées. La mise en place de méthodes sylvicoles compatibles avec les principes de la gestion durable pourrait ainsi permettre de restaurer les services écosystémiques de ces forêts et contribuer à la production de bois de grande valeur, tout en accompagnant le développement social, culturel et économique des zones agricoles et montagneuses européennes.
Kastanologos : une châtaigneraie grecque dans un état critique
En Grèce, l’île d’Eubée possède aujourd’hui l’une des dernières châtaigneraies pluri-centenaires du pays. Intégrée dans le réseau Natura 2000, la forêt publique de Kastanologos, sur le mont Ochi, est notamment remarquable par la richesse de sa biodiversité floristique, et abrite des espèces rares et menacées, dont certaines sont endémiques, comme Allium Orestis, Viola euboea, Centaurea raphanina et Crepis hellenica.
Cette châtaigneraie se trouve pourtant dans un état critique : d’une superficie de 61,95 hectares, elle a perdu, au cours des 60 dernières années, la moitié de son couvert. Le surpâturage du bétail, principalement des chèvres et des moutons, empêche en effet toute régénération naturelle des arbres, les réserves de semences et les jeunes pousses étant systématiquement consommées par la faune. Avec des châtaigniers dont l’âge est estimé entre 200 et 450 ans, la forêt vieillit ainsi sans se renouveler et présente de nombreuses branches mortes et des arbres morts sur pied. Par ailleurs, le changement climatique, qui induit des pics de chaleur, des périodes de sécheresse de plus en plus longues et parfois même des feux de forêts majeurs sur l’île d’Eubée, se combine à des infestations fongiques causées par des champignons. Ces différents facteurs conduisent non seulement au dépérissement de la forêt de Kastanologos mais aussi à l’extinction progressive du châtaignier dans l’ensemble de la région.
Afin de remédier aux dégâts induits par le surpâturage, des clôtures ont été installées au cours des dernières années au sein de certaines zones de Kastanologos pour étudier les conséquences de l’exclusion du bétail sur la régénération naturelle des châtaigniers. Grâce à ces premières mesures de protection, des semis ont déjà été observés, provenant de graines tombées au sol. Encouragé par ces premiers résultats, un projet de recherche scientifique et de régénération naturelle de la châtaigneraie de Kastanologos a ainsi été mis en place par Reforest’Action en 2022 en partenariat avec l’Institut de recherche forestière de Thessalonique.
Sur l’île grecque d’Eubée, au nord-est d’Athènes, la châtaigneraie de Kastanologos s’intègre au sein du réseau Natura 2000, en rouge sur la carte.Naissance d’un projet scientifique pour régénérer la châtaigneraie de Kastanologos
Sur le terrain, c’est le Dr Gavriil Spyroglou, responsable scientifique du projet, qui assure la coordination et la gestion des recherches et des travaux. « Nous souhaitons développer une densité suffisante de semis de châtaigniers pour permettre le renouvellement durable de la forêt de Kastanologos », explique-t-il. « A l’issue de la période de régénération, celle-ci sera devenue une châtaigneraie bipartite, composée à la fois de souches (qui constituent des habitats précieux pour la biodiversité) et de jeunes plants de châtaigniers. Nous sommes convaincus que la forêt renouvelée sera plus résiliente face au changement climatique. » Le projet, qui vise à accompagner la régénération de 37 500 arbres sur 25 hectares d’ici 2027, poursuit des objectifs à la fois scientifiques et opérationnels :
- D’une part, l’évaluation de l’état de conservation de la châtaigneraie de Kastanologos, et l’étude de la capacité de charge de la forêt (c’est-à-dire le nombre maximum d'animaux qu'un territoire donné peut tolérer sans que la ressource végétale ou le sol ne subissent de dégradation irrémédiable), afin de concevoir un plan sylvicole incluant notamment la régulation du pâturage du bétail domestique ;
- D’autre part, des actions sylvicoles comme la pose de clôtures pour sanctuariser les zones à restaurer et accompagner la régénération naturelle des châtaigniers. Le châtaignier étant une essence qui peut se reproduire de façon sexuée (par les graines issues des arbres matures et tombées au sol) et asexuée (à partir de rejets qui repoussent naturellement sur les souches), différents travaux seront mis en place, comme des campagnes de plantation de graines récoltées localement et des travaux de coupe des châtaigniers dépérissants pour stimuler l’apparition de rejets sur souche.
Un design de projet adapté aux spécificités locales
Modifier les pratiques de pâturage pour mieux respecter l’écosystème
Le pâturage influence directement ou indirectement la croissance, la survie et la reproduction des espèces végétales et est donc un facteur important qui détermine l'évolution de la succession écologique, c’est-à-dire le processus naturel d'évolution et de développement d'un écosystème. Si l’intensité modérée de pâturage favorise généralement la diversité de la communauté végétale grâce à la réduction de la compétitivité des espèces végétales dominantes, le surpâturage provoque en revanche des changements profonds dans la composition et la structure des écosystèmes, qui entraînent notamment la réduction des populations végétales et de la performance du bétail.
Traditionnellement utilisée comme pâturage pendant 4 à 6 mois par an pour 3 troupeaux de chèvres et 2 troupeaux de moutons appartenant à des éleveurs locaux (soit environ 750 herbivores), la forêt de Kastanologos souffre de cette utilisation qui excède largement sa capacité de charge, c’est-à-dire le nombre maximum d'animaux qu'un territoire donné peut tolérer sans que la ressource végétale ou le sol ne subissent de dégradation irrémédiable.
Afin de faire évoluer progressivement les pratiques de pâturage au sein de la châtaigneraie, des zones de pâturage ont été délimitées en prenant en compte à la fois les besoins alimentaires des animaux et la nécessité de sanctuariser certaines zones pour laisser la forêt se régénérer. Ces limites pourront évoluer au fil du projet, en étudiant en continu la distribution spatiale et temporelle du bétail et l’intensité du pâturage, afin d’identifier les zones de la forêt qui sont sous-utilisées ou sur-utilisées par les troupeaux. Au cours de la période où certaines parcelles de la forêt seront clôturées, des aliments complémentaires seront fournis aux troupeaux.
Le bétail pourra ensuite être réintroduit lorsque les jeunes arbres auront atteint une hauteur suffisante pour ne pas être consommés. Cette réintroduction devra se faire en quantité raisonnée : la capacité de charge de Kastanologos a ainsi été estimée à 678 petits herbivores pour un mois, ce qui est bien inférieur au taux de charge antérieur à la mise en place du projet de restauration.
Grâce à cette approche méthodologique, il sera possible de fournir des lignes directrices pour une gestion durable du pâturage, respectueuse de la biodiversité et garante de la stabilité de l’écosystème forestier restauré. Des contrôles sur le terrain et des collectes de données seront régulièrement effectuées pour documenter ce processus et le rendre éventuellement duplicable au sein d’autres châtaigneraies européennes, dans l’objectif de restaurer et conserver ces précieuses forêts tout en accompagnant le développement durable de l'élevage traditionnel.
Accompagner la régénération et l’extension de la châtaigneraie
Le châtaignier est une essence capable de germer après avoir été coupé, quel que soit le diamètre ou l’âge de l’arbre. Il s’agit d’une reproduction asexuée, ou végétative, qui permet de former des clones dotés du même patrimoine génétique que la plante-mère. Au sein de Kastanologos, une parcelle expérimentale de 10 hectares sera ainsi mise en place au sein de laquelle les châtaigniers morts sont progressivement abattus conformément au plan de régénération. Le bois résultant des opérations d'abattage, s'il ne peut être fourni aux résidents locaux, sera réduit en copeaux et dispersé sur le sol de la forêt pour une décomposition plus rapide et un recyclage des nutriments. Cinq châtaigniers morts ou mourants par hectare seront laissés pour servir d’habitats et maintenir le niveau élevé de biodiversité de la forêt. L'abattage progressif des arbres morts au sein de la parcelle permettra non seulement de libérer les semis existants de l'ombre de la forêt-mère, d'en créer de nouveaux là où il n'y en avait pas, mais également de faire germer de nouvelles pousses à partir des souches.
En parallèle, une parcelle de 5 hectares sera rattachée à la châtaigneraie existante et clôturée afin d’y semer des graines et d’y planter des semis de châtaigniers issus de la reproduction sexuée des arbres vivants de Kastanologos. Des arbres seront également plantés au sein d’une autre parcelle, sur une superficie de 10 hectares, dans les interstices situés entre les châtaigniers encore vivants de la forêt.
L’ensemble de ces jeunes arbres seront protégés via un protocole d’interventions sylvicoles qui garantiront l’établissement d’une régénération naturelle pérenne et la bonne croissance de la nouvelle forêt. Afin de diversifier le peuplement et d’optimiser sa résilience face aux aléas et au changement climatique, l’accent sera également mis sur le développement de 4 autres essences d’arbres dont la régénération naturelle a été remarquée au sein de la châtaigneraie : l’aubépine, le chêne des garrigues, le chêne vert et le genévrier.
Installer une station météorologique pour aider à la gestion du projet
En parallèle du projet forestier, la mise en place d’une station météorologique locale est prévue pour accompagner la gestion des activités sylvicoles. La station sera composée de capteurs de vitesse et de direction du vent, d'un capteur de température de l'air, d'un pluviomètre, d'un capteur de rayonnement solaire total, d'un capteur de température et d'humidité du sol, d'un enregistreur de données, d'un panneau solaire, d'une batterie pour l'alimentation en énergie et d'une carte GSM pour la transmission télématique des données. « Nous pensons qu'une station météorologique in situ est très importante pour aider aux décisions relatives à la gestion du projet et de la forêt en général », précise le Dr. Gavriil Spyroglou. « Nous accordons en effet une attention particulière à la quantité et à la répartition des précipitations, qui sont des variables clés pour la plupart des interventions que nous prévoyons d'appliquer dans le cadre du projet d’ici 2027. »
Située à 1000 mètres d’altitude, presque au sommet du mont Ochi, la forêt de Kastanologos se trouve au niveau d’une zone tampon climatique, influencée par les montagnes et sujette aux variations de température et de précipitations et aux vents puissants. La station météo permettra ainsi de recueillir des informations météorologiques précises et localisées, qui aideront à adapter les mesures sylvicoles en vue d'une régénération naturelle adéquate de la châtaigneraie. Elle contribuera également à enrichir la recherche sur le climat à long terme, ainsi que sur les effets de ses changements sur les forêts d’altitude en général, afin d’élaborer des stratégies de gestion adaptative pour les atténuer et garantir leur pérennité. La station permettra enfin de recueillir des données environnementales qui sont essentielles pour étudier la relation entre le climat et la biodiversité. En comprenant les conditions climatiques qui soutiennent des habitats et des espèces spécifiques, il sera possible alors d’évaluer les impacts potentiels du changement climatique sur cet écosystème forestier particulier et de développer un plan durable pour la régénération et la conservation de la châtaigneraie de Kastanologos.
Grâce à son volet de recherche scientifique qui vient étayer les travaux forestiers mis en place pour régénérer la châtaigneraie de Kastanologos, le projet répond au besoin de connaissances et d’expertise en matière de régénération et d’expansion des forêts européennes. La diffusion des résultats du projet contribuera ainsi à l’efficacité de la gestion forestière dans un contexte de changement climatique et permettra de rendre accessible des outils adaptables à la restauration d’autres forêts montagneuses, et notamment de châtaigneraies, connaissant aujourd’hui un état critique en Europe. A Kastanologos, la jeune forêt qui émergera à l’issue des travaux de régénération bénéficiera d’une meilleure résilience face aux aléas et au changement climatique, et offrira de nouvelles niches écologiques à la riche biodiversité locale. Elle contribuera également au maintien d’opportunités économiques dans les secteurs de l’ingénierie environnementale, de l’artisanat, de l’éduction culturelle et de l’écotourisme. En accompagnant le développement de pratiques d’élevage plus durables, le projet ouvrira des possibilités d’emplois supplémentaires aux agriculteurs et aux petites entreprises familiales de l’île d’Eubée. Autant de bénéfices en phase avec une vision multifonctionnelle des forêts.