Un village contre les palmiers à huile
Au petit village verdoyant de Pasar Rawa, sous l’auvent d’un pavillon en bois récemment construit en bord de rivière pour accueillir les activités communautaires, les villageois se réjouissent. Trois années de lutte contre la plantation illégale de palmiers à huile sur leurs terres s’achèvent enfin par une victoire. En 2019, l’entreprise de production d’huile de palme PT Sumber Hasil Prima fait irruption à Pasar Rawa sans autorisation officielle. Afin d’installer des palmiers à huile, la compagnie déforeste, du jour au lendemain, 138 hectares de mangroves situées sur des terres villageoises. Soutenue par notre partenaire Yagasu, la communauté se mobilise et avertit le gouvernement. Celui-ci fait alors intervenir la police forestière indonésienne pour constater l’occupation illégale des parcelles par la compagnie ainsi que la déforestation de la mangrove qui s’y situait à l’origine. L’entreprise PT SHP est alors contrainte de quitter les lieux en abandonnant derrière elle des terres fortement dégradées, qui sont restituées aux villageois. Aujourd’hui, grâce au soutien apporté par Yagasu et grâce au financement de Reforest’Action, la mangrove a repris ses droits autour de Pasar Rawa. Au sein de ce village qui compte à peine un millier d’habitants, plus de 300 d’entre eux sont engagés au sein du projet de restauration de la mangrove – un nombre qui ne cesse d’augmenter chaque année depuis 2019. Récompensée par le prix national de l’environnement, la communauté a reçu la visite, en 2021, de Eko Sri Haryanto et du docteur Sumarlan, tous deux issus du Ministère des villages, du développement des régions défavorisées et de la transmigration de la République d'Indonésie, venus féliciter personnellement les villageois de leur combat en faveur des mangroves.
Parcelles de restauration de la mangrove à Pasar RawaLes palétuviers en couleurs
Les habitants de Pasar Rawa se tournent à présent vers la préservation des mangroves qui entourent le village, et intègrent leurs ressources naturelles au cœur de leur quotidien. Accompagnés par Yagasu qui fournit le matériel et prodigue les formations, des groupements de femmes s’initient à la production de batik, une encre issue des branches de palétuviers pour teindre les étoffes traditionnelles locales. Sous le pavillon en bois situé au bord de la rivière, nous rencontrons Hamidah, formatrice pour la production de batik dans la région de Pasar Gebang. Penchée au-dessus d’une cuve en étain dans laquelle mijote l’encre sombre, elle prend le temps de nous expliquer son processus de création. « Nous récoltons des branches mortes de palétuviers au sein de la mangrove, puis nous les étuvons avec de l’eau bouillante jusqu’à ce qu’un liquide coloré en dégorge. C’est cette encre, bleue ou brune selon l’essence de l’arbre, que nous utilisons ensuite pour colorer les motifs que nous avons d’abord dessinés et fixés à la cire sur des tissus. Puis il faut verrouiller la couleur grâce à un mécanisme de fixation, afin que la teinture au batik ne s’estompe pas avec le temps. » A Pasar Rawa et dans plusieurs villages environnants, une véritable filière économique se développe à présent autour du batik, comme en témoigne encore Hamidah, fière que les tissus soient vendus aux clients de passage.
Teinture à l'encre de batik à Pasar RawaDes abeilles pour la mangrove
A une quarantaine de kilomètres plus au nord, le village de Lubuk Kertang détient également une histoire de résilience au cœur de la mangrove. Nous sommes accueillis par Zul, chef de village, et Ali, apiculteur, qui nous emmènent dans un petit jardin luxuriant et savamment aménagé. « Quand nous étions plus jeunes, le village était cerclé par la mangrove et regorgeait d’abeilles », racontent-ils. « Mais depuis 2006, presque toutes les forêts ont été converties en cultures de palmiers à huile, et les abeilles ont complètement disparu. » Profondément désorienté par la perte du paysage de son enfance, Zul décide de s’engager, en 2017, dans le projet de restauration de la mangrove conduit par Yagasu. En parallèle, il réfléchit à un moyen de faire revenir les abeilles perdues pour que sa communauté puisse bénéficier à nouveau de leur miel. En utilisant une souche morte de palétuvier, il crée les conditions pour qu’une ruche s’y établisse, et plante, aux portes de sa maison, un jardin riche en biodiversité végétale. Ali, l’apiculteur, se charge alors de recueillir une reine au sein de la mangrove voisine. Le reste de la colonie ne tarde pas à la suivre. Ainsi naît la première ruche de Lubuk Kertang depuis plus de quinze ans. Si, pour l’heure, le miel produit est issu des fleurs du jardin de Zul, l’ambition est bel et bien de transplanter cet écrin floral au sein de la mangrove régénérée à proximité du village. Parce que les palétuviers ne fleurissent qu’une ou deux fois par an, selon leur essence, les fleurs du jardin permettront aux abeilles de rester sédentaires et de ne pas aller chercher plus loin leur nectar, tout en pollinisant les fleurs d’Avicennia et de Rhizophora lorsqu’elles apparaissent, en février, en juin et en octobre. « La mangrove est source de vie », rappelle Zul, « mais aussi de revenus économiques pour nos communautés. » Aujourd’hui, le miel récolté par Ali est vendu au sein des petites échoppes de Lubuk Kertang. Demain, le village espère que les abeilles pourront retrouver un foyer durable au cœur de la mangrove.
Ali, apiculteur de Lubuk KertangL’océan a des racines
Située au nord de l’île de Sumatra, la province d’Aceh a été durement touchée par le tsunami de 2004. Ici, à Rantopanjang, les villageois parlent du raz-de-marée comme d’un événement qui a radicalement coupé la temporalité de leurs vies en deux. « Il y a eu un avant et un après », témoigne Mukhtar, un villageois d’une cinquantaine d’années, engagé dans le projet de reforestation auprès de Yagasu. « Quand j’étais plus jeune, les forêts de mangrove étaient très denses et luxuriantes autour de Rantopanjang. Mais le tsunami a tout dévasté. Le climat a changé après la disparition des arbres. La mangrove avait un rôle clé pour rafraîchir les températures et empêcher les plages de s’éroder. Aujourd’hui, l’abrasion côtière est massive, et c’est pour cette raison que je me suis lancé dans la plantation de palétuviers. » Depuis le tsunami, le climat s’est effectivement modifié à l’échelle locale. Les mangroves littorales emportées par les vagues étaient précieuses pour la séquestration du carbone atmosphérique et le maintien des sols de la région. Bien que leur barrière naturelle ait joué un rôle de protection pour les villages côtiers, leur destruction a entraîné l’accroissement des épisodes d’inondations du fait de l’érosion des littoraux et de l’intensification des pluies. Le nord de Sumatra est aujourd’hui d’autant plus vulnérable aux aléas climatiques, en particulier durant la saison humide, qui court d’octobre à avril.
Mais, poursuit Mukhtar, un autre fléau est responsable de la destruction des mangroves survivantes au tsunami : la multiplication, depuis une dizaine d’années, de la création d’étangs d’aquaculture intensive. Sources de revenus immédiats pour les communautés, ces étangs artificiels, installés en lieu et place des forêts naturelles de mangroves, ne sont toutefois pas pérennes. Lorsque leur productivité décroît, ils sont abandonnés en l’état, et leurs eaux infiltrées d’antibiotiques contaminent tout l’écosystème environnant. « Alors que la mangrove, elle, est un refuge naturel pour de nombreuses espèces de crabes, mollusques, crustacés et poissons », explique Mukhtar. Grâce au projet financé par Reforest’Action, les villageois de Rantopanjang ont pris conscience de l’impact néfaste des étangs intensifs et s’engagent aujourd’hui pour la réintroduction de la mangrove et la création, en son sein, d’étangs organiques de sylvopêche qui valorisent la richesse naturelle de la mangrove en biodiversité. Convaincu que de telles pratiques de pêche durable seront plus bénéfiques à long terme pour la sécurité alimentaire du village et l’économie locale, Mukhtar se réjouit : « La production de poisson a augmenté de 30% en trois ans grâce à la restauration de la mangrove. Nous avons beaucoup à gagner en protégeant nos forêts. » Redonner des racines à l’océan – tel est le projet de Mukhtar pour nourrir la communauté, et permettre au village de retrouver son paysage d’antan.
Mukhtar, engagé dans la restauration de la mangrove à SumatraLa sève sucrée des palmiers
Présent naturellement au sein de la mangrove, en association avec les différentes espèces de palétuviers, le palmier nipa recèle une ressource méconnue que les habitants du village d’Abeuk Geulanteu ont découverte grâce au projet conduit par notre partenaire Yakopi. De coutume, ce palmier, qui est le seul de son espèce à pouvoir croître dans l’eau, était utilisé pour créer des toits en fibre végétale. Mais cette pratique exigeait la coupe complète de l’arbre, participant dès lors à la déforestation au sein des écosystèmes de mangrove. Dans l’optique de conserver l’intégrité des forêts, Yakopi réfléchit à une solution pour que les communautés locales continuent à intégrer le nipa à leur économie sans toutefois passer par la coupe des palmiers, précieux pour le maintien des sols vaseux qu’ils contribuent à fixer grâce à leurs racines. C’est ainsi que se répand, au sein des villages associés au projet, la production de sucre de palme, issu de la sève du nipa.
Particulièrement prolifique, chaque tige de nipa peut sécréter jusqu’à un litre de sève par jour. Là où seuls les singes des mangroves se délectaient de ce précieux nectar, à l’aube, avant le réveil des villageois, c’est désormais tout le village d’Abeuk Geulanteu qui se mobilise dans sa récolte. Le processus est simple et renouvelable : il s’agit d’abord de secouer la tige porteuse du fruit pour condenser la sève à son extrémité, puis de récolter le fruit et recueillir la sève de la branche grâce à un petit sachet. Celle-ci, qui présente une texture lactée au goût de noix de coco, peut être consommée directement comme boisson énergisante. Elle peut également être cuite afin d’en extraire un sucre naturel, riche en sels minéraux et doté d’un index glycémique particulièrement bas, utilisé pour la cuisine ou vendu sur les marchés locaux. Le fruit est lui aussi consommé par les villageois et participe à leur sécurité alimentaire. Pouvant être conservé à température ambiante pendant un an, le produit attire aujourd’hui les consommateurs locaux, mais également, de plus en plus, à l’étranger. Parce que la fabrication de sucre de nipa n’implique pas de couper le végétal qui le produit, elle consiste en une alternative durable à la production de sucre de canne. Aujourd’hui, grâce à cette filière économique, les villageois bénéficient d’un revenu complémentaire et la valeur de ces arbres a été multipliée – leur offrant dès lors la garantie de leur protection et de celles des mangroves qui les abritent.
Récolte et cuisson de la sève de nipa pour la fabrication de sucre